Conseil d'État, 10ème chambre, 29/07/2021, 439704, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Mme A... B... a demandé au tribunal administratif de Marseille d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 24 novembre 2017 par lequel le maire de Marseille a accordé un permis de construire à la société Erilia pour l'édification d'un ensemble immobilier au 9, rue Briffaut, ainsi que la décision rejetant son recours gracieux. Par un jugement n° 1803162-2 du 23 janvier 2020, le tribunal administratif a fait droit à sa demande.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 23 mars et 23 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Erilia demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter la demande de Mme B... ;

3°) de mettre à la charge de Mme B... la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code de l'urbanisme ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Dominique Agniau-Canel, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la Société Erilia ;





Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis au tribunal administratif de Marseille que, par arrêté du 24 novembre 2017, le maire de Marseille a accordé un permis de construire à la société Erilia pour l'édification d'un ensemble immobilier au 9, rue Briffaut, dans le 5ème arrondissement de Marseille. Par un jugement du 23 janvier 2020, le tribunal administratif, faisant droit à la demande de Mme B..., a annulé cet arrêté pour excès de pouvoir au motif qu'il méconnaît les dispositions du plan local d'urbanisme relatives à la " trame TH6 ". La société Erilia se pourvoit en cassation contre ce jugement.

Sur l'intérêt pour agir de Mme B... :

2. Aux termes de l'article L. 600-1-2 du code de l'urbanisme : " Une personne autre que l'Etat, les collectivités territoriales ou leurs groupements ou une association n'est recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire, de démolir ou d'aménager que si la construction, l'aménagement ou les travaux sont de nature à affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance du bien qu'elle détient ou occupe régulièrement ou pour lequel elle bénéficie d'une promesse de vente, de bail, ou d'un contrat préliminaire mentionné à l'article L. 261-15 du code de la construction et de l'habitation " ;

3. Il résulte de ces dispositions qu'il appartient, en particulier, à tout requérant qui saisit le juge administratif d'un recours pour excès de pouvoir tendant à l'annulation d'un permis de construire, de démolir ou d'aménager, de préciser l'atteinte qu'il invoque pour justifier d'un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d'affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien. Il appartient au défendeur, s'il entend contester l'intérêt à agir du requérant, d'apporter tous éléments de nature à établir que les atteintes alléguées sont dépourvues de réalité. Le juge de l'excès de pouvoir apprécie la recevabilité de la requête au vu des éléments ainsi versés au dossier par les parties, en écartant le cas échéant les allégations qu'il jugerait insuffisamment étayées mais sans pour autant exiger de l'auteur du recours qu'il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu'il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci. Eu égard à sa situation particulière, le voisin immédiat justifie, en principe, d'un intérêt à agir lorsqu'il fait état devant le juge, qui statue au vu de l'ensemble des pièces du dossier, d'éléments relatifs à la nature, à l'importance ou à la localisation du projet de construction.

4. Pour écarter la fin de non-recevoir soulevée devant lui par la société Erilia, le tribunal administratif a relevé, d'une part, que Mme B... justifiait de sa qualité de propriétaire d'un bien immobilier mitoyen du terrain d'assiette du projet et, d'autre part, qu'elle se prévalait notamment de la création de vues multiples sur sa propriété, ainsi que de la perte d'ensoleillement de son jardin. En admettant son intérêt pour agir au regard de la configuration des lieux, telle qu'elle ressortait des pièces du dossier sur lesquelles il a porté une appréciation souveraine exempte de dénaturation, le tribunal administratif, qui a suffisamment motivé son jugement sur ce point, n'a pas commis d'erreur de qualification juridique ni entaché son jugement d'erreur de droit.

Sur le motif d'illégalité retenu par le tribunal administratif :

5. En premier lieu, il ressort des énonciations du jugement attaqué que le tribunal administratif a cité l'article 13 des dispositions générales du règlement du plan local d'urbanisme, selon lesquelles les " tissus urbains homogènes remarquables " sont assujettis à des prescriptions générales ainsi qu'à des prescriptions particulières. En faisant en outre référence, pour apprécier le respect de ces prescriptions par le projet qui lui était soumis, aux justifications que le règlement apporte à la préservation de la " trame TH6 " dans le périmètre de laquelle se trouve ce projet, le tribunal administratif ne leur a pas donné une portée normative et n'a dès lors pas commis l'erreur de droit alléguée.

6. En deuxième lieu, s'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le terrain d'assiette du projet se situe en limite du périmètre de protection de la " trame TH6 " et s'insère dans un voisinage immédiat hétérogène, comportant des immeubles d'époques et d'apparences diverses, il ressort des énonciations du jugement attaqué que le tribunal administratif a relevé que le bâti environnant était composé d'immeubles de type " trois fenêtres marseillais " caractéristiques de la trame propre à ce quartier dit " cité Chave " et d'immeubles anciens, ainsi que d'immeubles d'architecture moderne. Le moyen tiré de la dénaturation des pièces du dossier sur ce point ne peut donc qu'être écarté.

7. En troisième lieu, si, ainsi que le tribunal administratif l'a relevé, la protection par la trame urbaine est fondée sur l'existence d'un bâti homogène d'une grande régularité, il n'en résulte pas que les prescriptions applicables dans le périmètre de protection d'une telle trame ne devraient s'appliquer qu'aux projets s'insérant dans un voisinage immédiat homogène. Dès lors, nonobstant l'hétérogénéité des immeubles situés dans le voisinage immédiat du projet, en estimant que celui-ci méconnaissait les prescriptions de la trame eu égard à son parti pris architectural asymétrique, avec de nombreuses ouvertures de tailles aléatoires et des modules de béton en saillie sur la rue, le tribunal administratif, qui n'a nullement jugé que le projet aurait dû reprendre en tous points et à l'identique le modèle des immeubles caractéristiques de la " cité Chave ", n'a pas commis d'erreur de droit et a porté sur les faits de l'espèce une appréciation souveraine exempte de dénaturation.

Sur l'application des dispositions des articles L. 600-5 et L. 600 5 1 du code de l'urbanisme :

8. Aux termes de l'article L. 600-5 du code de l'urbanisme, dans sa rédaction issue de la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique : " Sans préjudice de la mise en oeuvre de l'article L. 600-5-1, le juge administratif qui, saisi de conclusions dirigées contre un permis de construire, de démolir ou d'aménager ou contre une décision de non-opposition à déclaration préalable, estime, après avoir constaté que les autres moyens ne sont pas fondés, qu'un vice n'affectant qu'une partie du projet peut être régularisé, limite à cette partie la portée de l'annulation qu'il prononce et, le cas échéant, fixe le délai dans lequel le titulaire de l'autorisation pourra en demander la régularisation, même après l'achèvement des travaux. Le refus par le juge de faire droit à une demande d'annulation partielle est motivé. " Aux termes de l'article L. 600-5-1, dans sa rédaction issue de la même loi : " Sans préjudice de la mise en oeuvre de l'article L. 600-5, le juge administratif qui, saisi de conclusions dirigées contre un permis de construire, de démolir ou d'aménager ou contre une décision de non-opposition à déclaration préalable estime, après avoir constaté que les autres moyens ne sont pas fondés, qu'un vice entraînant l'illégalité de cet acte est susceptible d'être régularisé, sursoit à statuer, après avoir invité les parties à présenter leurs observations, jusqu'à l'expiration du délai qu'il fixe pour cette régularisation, même après l'achèvement des travaux. Si une mesure de régularisation est notifiée dans ce délai au juge, celui-ci statue après avoir invité les parties à présenter leurs observations. Le refus par le juge de faire droit à une demande de sursis à statuer est motivé. "

9. Il résulte de ces dispositions, éclairées par les travaux parlementaires, que lorsque le ou les vices affectant la légalité de l'autorisation d'urbanisme dont l'annulation est demandée, sont susceptibles d'être régularisés, le juge doit surseoir à statuer sur les conclusions dont il est saisi contre cette autorisation. Il invite au préalable les parties à présenter leurs observations sur la possibilité de régulariser le ou les vices affectant la légalité de l'autorisation d'urbanisme. Le juge n'est toutefois pas tenu de surseoir à statuer, d'une part, si les conditions de l'article L. 600-5 du code de l'urbanisme sont réunies et qu'il fait le choix d'y recourir, d'autre part, si le bénéficiaire de l'autorisation lui a indiqué qu'il ne souhaitait pas bénéficier d'une mesure de régularisation. Un vice entachant le bien-fondé de l'autorisation d'urbanisme est susceptible d'être régularisé, même si cette régularisation implique de revoir l'économie générale du projet en cause, dès lors que les règles d'urbanisme en vigueur à la date à laquelle le juge statue permettent une mesure de régularisation qui n'implique pas d'apporter à ce projet un bouleversement tel qu'il en changerait la nature même.

10. Pour juger qu'il n'y avait pas lieu de faire application de ces dispositions des articles L. 600-5 et L. 600-5-1 du code de l'urbanisme, le tribunal administratif a considéré que la délivrance d'un permis de construire modificatif conforme aux prescriptions relatives à la trame TH6 nécessiterait d'apporter au projet des modifications qui remettraient en cause sa conception générale. En statuant ainsi, alors qu'il lui incombait seulement de rechercher si la mesure de régularisation impliquerait d'apporter au projet un bouleversement tel qu'il en changerait la nature même, le tribunal administratif a entaché sa décision d'erreur de droit. Dès lors, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens dirigés contre les motifs du jugement relatifs à l'application des articles L. 600-5 et L. 600-5-1 du code de l'urbanisme, le jugement doit être annulé en tant qu'il statue sur ce point.

11. Il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu d'annuler le jugement attaqué en tant seulement qu'il rejette les conclusions de la société Erilia tendant à l'application des dispositions des articles L. 600-5 et L. 600-5-1 du code de l'urbanisme et en tant qu'il statue sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

12. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de mettre à la charge de Mme B... la somme demandée par la société Erilia au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




D E C I D E :
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Article 1er : Le jugement du 23 janvier 2020 du tribunal administratif de Marseille est annulé en tant qu'il rejette les conclusions de la société Erilia tendant à l'application des articles L. 600-5 et L. 600-5-1 du code de l'urbanisme et en tant qu'il statue sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 2 : L'affaire est renvoyée, dans la mesure de la cassation prononcée, au tribunal administratif de Marseille.
Article 3 : Le surplus des conclusions du pourvoi de la société Erilia est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Erilia, à Mme A... B... et à la commune de Marseille.

ECLI:FR:CECHS:2021:439704.20210729
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